37

D’un esprit agile, et la parole habile, ce qui en faisait un interlocuteur de choix, le prêtre commença son récit :

— Je pense, au contraire de ces gens, que « L’homme sans nom » est tout autre qu’un voleur. Un voleur ! Un voleur qui parle latin et grec mieux que je ne saurais le faire, n’en connaissant point comme lui toutes les finesses ?… Allons donc !… À moi, il fit des demi-confidences. Ainsi, sa mémoire remonte assez loin en arrière, environ trois ans. Il se souvenait d’avoir été mené en bien piètre état par un religieux aux Camaldules de Gros-Bois, où vivent moines et ermites. Il en repartit au bout de quelques mois, semblant remis de blessures nombreuses reçues d’épées et de balles. Il errait sans aucun but lorsque aux environs de Gien, la fièvre venant de ses anciennes blessures le prit. La vieille Hoarau le ramassa mourant et le soigna avec ses remèdes qui la faisaient passer pour sorcière, comme celle qu’on faillit brûler voici peu et qui est à l’origine des troubles graves que vous savez.

— Et c’est là qu’il se battit avec talent si grand, si inimaginable, que j’en fus prévenu ? demanda le cardinal.

— Votre Éminence, c’est bien cela. Avec les événements de la Fronde et toutes ces guerres, le peuple est nerveux et cherche un but à sa colère. La vieille Hoarau n’étant plus de ce monde, on se souvint d’une autre vieille, la veuve Pesch, qui cultive aussi les herbes de pleine lune. Cortège se forma donc pour l’aller chercher et, malgré mon opposition on la battit puis la traîna par les cheveux, bien qu’elle eût quatre-vingts ans d’âge ! Sa maison avait mal impressionné le peuple car en cette demi-ruine poussent ronces et orties tandis qu’on y voit nombreuses chauves-souris et que les corbeaux s’assemblent en groupes sur un vieil orme mort qui voisine la ruine. Or donc, l’officier du guet entouré de quinze de ses hommes interrogea devant le peuple la femme Pesch qu’on disait sorcière. Elle ne comprenait pas, roulait des yeux affolés vers la foule hurlante et son pauvre vieux visage saignait d’abondance de tous les coups reçus. On lui demanda si elle allait aux assemblées de sorcières, à quoi, sous les coups, elle répondit que oui. On lui demanda encore si elle s’y rendait à cheval sur une fourche ou sur le dos d’un bouc noir aux yeux rouges, à quoi la pauvre vieille devenue demi-folle répondit toujours oui, d’où il fut conclu qu’elle était bien sorcière et avait commerce avec le diable. On la lia à un calvaire de granit et l’on entassa les fagots. On allait y mettre le feu quand… « L’homme sans nom » s’approcha, les mains vides, et dit simplement mais d’une voix forte : « Non ! »

— C’est lui ! murmura Mathilde de Santheuil, joignant les poings devant sa bouche.

Le cardinal, qui commençait à croire la chose possible car bien dans la manière chevaleresque de Nissac, invita d’un geste impatient le prêtre à poursuivre.

Mais celui-ci demeura un instant le regard perdu au loin, l’air rêveur, un vague sourire aux lèvres avant de reprendre :

— Je ne sais toujours pas pourquoi, mais cette voix impressionna et la foule s’écarta pour livrer passage à « L’homme sans nom ». Parvenu devant le bûcher, tandis que la vieille pleurait, les gardes sortirent l’épée et intimèrent à « L’homme sans nom » qu’il devait se rendre car déjà, par ses paroles, on le considérait comme rebelle. « L’homme sans nom » portait très vieilles bottes de cavalerie tout usées. D’une vivacité de loup, il plongea la main dans la tige d’une de ses bottes, saisit un poignard et le lança sur un garde qui s’effondra, touché à la gorge.

— C’est lui ! dit le baron de Frontignac.

Le prêtre, troublé un instant, reprit :

— D’un bond, « L’homme sans nom » s’empara de l’épée du garde mort. Le peuple regardait avec fascination « L’homme sans nom », un simple manouvrier, l’épée à la main face à quatorze gardes et un officier dont les armes sont le métier. Tous pensaient, et moi de même, que l’affaire serait vite expédiée et pourtant… « L’homme sans nom », en sa posture, ne manquait point de grâce, et marquait même grande élégance, une main sur la hanche et l’autre tenant l’épée haute, à la verticale…

— C’est lui !… s’écria le lieutenant Fervac.

Le prêtre, qui prenait habitude de ces interruptions, continua aussitôt son récit :

— Un garde lui faisait face. Il détendit simplement le bras et le tua…

— C’est lui !… s’enthousiasma monsieur de Bois-Brûlé.

Le prêtre poursuivit :

— Un autre garde s’approcha et fut tué, « L’homme sans nom » frappant toujours d’estoc…

— D’estoc ?… C’est lui ! gronda Florenty, que l’émotion gagnait.

Le prêtre soupira.

— D’estoc, oui, à la fin : c’est que j’y étais, moi ! Au reste, il touchait une seule fois, sans jamais faillir, sans ôter la main de sa hanche et sans omettre de redresser son épée à la verticale avant de frapper de nouveau. Cinq, six, sept, bientôt huit hommes avaient roulé sur le sol, tués sans appel…

— Huit ?… C’est bien de lui, cela, et de lui seul ! dit le baron Le Clair de Lafitte en riant et donnant forte claque dans le dos du prêtre qui s’étouffa un instant avant de reprendre :

— Les autres gardes s’enfuirent en courant et leur officier que vous avez vu tout à l’heure fit pareillement.

— Eh bien, nous attendons la suite ! ordonna le cardinal, en très grande impatience.

— La suite… Avec son poignard, il coupa les liens de la vieille femme et traversa la foule qui s’inclina sur son passage car en peu de temps, le sentiment des témoins s’était inversé et l’on considérait à présent le rebelle comme un héros du peuple, l’officier du guet n’étant guère aimé… « L’homme sans nom » entraîna la veuve Pesch et de là, ils gagnèrent cette caverne où on les assiège car nul soldat n’ose y pénétrer, et pas même à cinquante !

— A-t-il les cheveux gris noués en catogan ? questionna Mathilde de Santheuil.

— En effet, madame la baronne. Et cicatrices sur la tempe et sur tout le corps car je le vis aux moissons, poitrine nue, et en conclus que c’était là corps de soldat ayant livré très nombreuses batailles et cent fois risqué la mort.

— Mais la bague, à la fin, cette fameuse bague ? demanda Mazarin qui, le cœur gonflé d’espoir, piaffait d’impatience.

Le prêtre hésita à peine :

— C’est bien étrange blason de marin et de soldat, sans doute fort ancien, qui figure sur cette bague. Tête de loup au-dessus de deux ancres de marine croisées, étoiles et lune, le tout sur fond de grande tour à créneaux battue par les flots. J’ai pensé haute et très vieille noblesse, mais quelle que soit l’estime en laquelle je tiens « L’homme sans nom », telles armoiries ne peuvent être siennes lui que j’ai vu aux champs comme paysan ou en forêt abattre des arbres à la hache comme simple bûcheron.

Mazarin ignora les dernières paroles du prêtre et, se tournant vers Mathilde de Santheuil qu’il trouva d’une très grande pâleur :

— Eh bien ?

Cachant son émotion, la jeune femme répondit :

— C’est bien là blason et armoiries des comtes de Nissac.

Un lourd silence se prolongea quelques instants, puis Mazarin se tourna vers le prêtre :

— L’abbé, votre fidélité sera récompensée.

— Je n’ai fait que servir le roi, Votre Éminence, et puis encore apporter précisions que je crois utiles sur cet homme dont vous semblez faire si grand cas.

— À quoi pensez-vous ?

Le prêtre regarda les cinq compagnons de celui qu’on hésiterait à présent à nommer feu le comte de Nissac et leur sourit.

— Notre homme porte semblable foulard rouge autour du cou, quoique le soleil et les pluies aient terni la couleur mais il ne s’en sépare jamais, même lorsque pris de folie, chaque matin, il se lave à grande eau, qu’on soit en beau matin d’été ou en plein hiver ! Ah, quelle tristesse ! Même quand il gèle, l’homme s’asperge de seaux d’eau pour sa toilette sans regarder au froid qui fait éclater les pierres.

— C’est lui ! dirent en chœur et en se congratulant les barons de Frontignac et Le Clair de Lafitte, monsieur de Bois-Brûlé, le lieutenant Fervac et Florenty.

Le Clair de Lafitte, dont les mains tremblaient, expliqua au cardinal :

— Votre Éminence, un seul se lave ainsi chaque jour même en plein hiver et c’est le comte de Nissac, qui a gardé son foulard rouge.

— Je savais cette étrange habitude, colonel ! répondit le cardinal qui poursuivit pour lui-même : C’est lui, mais comment est-il arrivé ici, en cette situation misérable ?

Le prêtre, ravi de la bonne impression qu’il avait produite sur le cardinal et qui escomptait des retombées pour sa paroisse, se décida à livrer un dernier détail qui, visiblement, lui coûtait et qu’il eût sans doute, nonobstant l’enjeu, préféré garder par-devers lui :

— Il se peut qu’une chose encore vous permette d’identifier l’homme que vous cherchez, Votre Éminence.

— Eh bien, parlez, l’abbé !

— C’est qu’elle risque de vous…

Cette fois, le ton de Mazarin se fit cinglant :

— Parlez !

— Certes, la morale chrétienne y trouve beaucoup à redire et moi-même demandai à « L’homme sans nom » d’ôter… cette chose ! Mais il refusa. Voyez-vous, Votre Éminence, « L’homme sans nom » porte étrange brassard de soie et dentelle rouge qui me laissa longtemps songeur. Un jour qu’il travaillait le torse nu, au plus fort de l’été, voyant ce brassard contre la peau de son bras, je compris… C’est là jarretière de femme sans doute follement aimée en sa vie ancienne…

Il achevait à peine sa phrase que la baronne Mathilde de Santheuil, soulevant des deux mains le bas de sa robe pour aller plus vite, sortit en courant, bientôt suivie de tous les autres, le cardinal de Mazarin, Premier ministre du royaume des lys, jouant des coudes avec les rudes Foulards Rouges.

Les foulards rouges
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